Un Camp Oublié

REPORTAGE DANS UN CAMP OUBLIE
AUX INDOCHINOIS HARKIS, LA FRANCE RECONNAISSANTE...

Mis à jour le 15 novembre 2003. Auteur : Emmanuelle Braz.

Alors que la France s’apprête à commémorer, discrètement, le cinquantième anniversaire de la fin de la guerre d’Indochine, un ancien camp militaire du sud-ouest de la France abrite toujours une centaine d’ « Indochinois » rapatriés en 1956. Harkis avant l’heure, ils finissent leur vie misérablement, oubliés de tous, avec pour seul héritage leurs souvenirs et leurs rêves déçus.

Sainte-Livrade, Lot-et-Garonne. Le brouillard tombe sur ce village tranquille. Les rues sont quasi désertes. « Vous connaissez le camp des rapatriés d’Indochine ? - Le village des Chinois ? Oui, c’est à deux kilomètres à droite avant le pont. » Une petite route longe la rivière, traverse une zone pavillonnaire semblable à tant d’autres, puis sur la droite, un panneau, CAFI. Et là, à travers la brume commence un autre monde. Un chemin défoncé circule au milieu d’interminables baraquements aux toits de tôle ondulée. Des enfants accourent, surpris par cette voiture inconnue. Des images se superposent : camp de réfugiés, camp d’internement. On pourrait se croire au Vietnam, pendant la guerre. Il ne manque que le bruit des bombardements. Bienvenue au Centre d’accueil des Français d’Indochine.Jeanne(*) est eurasienne, de mère « annamite » - selon la terminologie de l’époque et de père français. Elle est arrivée à Sainte-Livrade pendant l’hiver 1956, seule avec ses huit enfants. Comme plusieurs milliers de ses semblables, elle a quitté le Vietnam après la défaite française et la proclamation de l’indépendance par Hô Chi Minh. Les enfants de l’ennemi n’étaient plus vraiment les bienvenus dans la nouvelle République de Hanoi.

Les baraques du CAFI

Sa mère avait épousé un Français. « Epousé », en langage colonial, signifie que son père a vécu un temps avec sa mère -le temps de son engagement militaire en Indochine - avant de retourner au pays retrouver femme et enfants. « Je ne me souviens pas de mon père, il nous a abandonnées quand ma mère était enceinte de ma sœur. Il est parti en vacances en France et il n’est jamais revenu. Ma mère a eu le cœur brisé. Elle est morte de chagrin. Mais avant de mourir, elle a fait jurer à sa sœur que ses filles ne se marieraient jamais avec des Français. Finalement, j’ai eu moi aussi des enfants avec un Français, un militaire et il a fini par partir. C’est le destin. »De nombreuses autres femmes se sont retrouvées dans son cas, abandonnées par leur compagnon français, ou veuves, sans argent, parlant à peine français. A leur arrivée en France, elles ont été regroupées dans cet ancien camp militaire, construit dans les années trente. Elles y rejoignaient d’autres « rapatriés d’Indochine », comme les appelaient alors les autorités coloniales : de jeunes Vietnamiens, ou des eurasiens, qui avaient dû faire leur service militaire ou s’engager dans l’armée française. La plupart possédaient la nationalité française.Ils étaient 1200, regroupés dans ce camp qui devait être provisoire. La plupart sont partis, dès qu’ils ont pu trouver un travail et un logement ailleurs. Ils se sont débrouillés tout seuls, sans aide, ni soutien de la France. Mais d’autres n’ont pas eu cette chance.
« Nous nous sommes retrouvés ici, dans un logement sordide, sans eau ni sanitaires »



Les bâtiments du camp

Sylvie se souvient de ses premières années dans le camp. Son père, aujourd’hui disparu, travaillait dans la police secrète à Hanoi. Il était eurasien lui aussi, marié à une sino-vietnamienne. En Indochine, il faisait partie des privilégiés. « Nous avons tout perdu en quittant le Vietnam. Nous nous sommes retrouvés ici, dans un logement sordide, sans chauffage ni sanitaires. Il a fallu se débrouiller seuls. Mon père, qui avait pourtant fait des études, s’est retrouvé à faire toutes sortes de petits boulots pour faire vivre ses seize enfants. Ma mère ramassait des haricots verts chez les paysans du coin. Le soir elle nous en ramenait des sacs entiers à équeuter. Nous y passions parfois la nuit. »Le plus dur pour Sylvie, c’est que son père est mort sans jamais avoir eu la moindre reconnaissance de la France. « Il s’est battu contre les Japonais en 1945, il a été fait prisonnier dans des conditions effroyables. Il a même creusé des charniers. Puis il s’est battu contre le Vietminh pendant des années. Il a été blessé et il a boité toute sa vie. Mais jamais il n’a été indemnisé, ni reconnu comme blessé de guerre. Pas la moindre pension d’invalidité, même pas une médaille ». Sa mère renchérit : « On ne pouvait pas imaginer que des anciens soldats d’Indochine seraient traités comme ça. »Pierre, qui est revenu au camp à sa retraite, se souvient : « C’était un vrai camp militaire. Quand je venais passer un week-end chez mes parents, ils devaient demander l’autorisation de m’héberger au directeur du camp, un ancien militaire d’Indochine. La guerre était finie, mais nous continuions de vivre en Indochine, sous un régime militaire. Le dernier directeur a pris sa retraite en 1997. Je crois que c’était un ancien d’Algérie. »


Les baraquements

Pendant les rares heures de liberté que lui laissent son travail, Sylvie vient rendre visite à plusieurs personnes âgées dans le camp. « J’ai choisi de rester près de Sainte-Livrade, près de ma mère et de ces personnes isolées. Je fais ce que je peux pour les aider. Qu’au moins ils puissent mourir dignement. Mais parfois je m’énerve quand je vois dans quelles conditions ils vivent. Ceux qui n’ont pas eu la chance d’avoir des enfants qui ont fait des travaux dans leurs logements vivent dans des taudis. C’est indigne. Et pourtant, il y a eu des aides de l’Etat. Que sont-elles devenues ? »Il reste moins d’une centaine de « rapatriés d’Indochine » dans le camp, tous âgés et usés par la vie. Ceux qui sont restés étaient les plus fragiles, les plus démunis. Les veuves vivent leurs dernières années près d’un chauffage à mazout, entre la télévision et le téléphone, dans l’attente d’un appel de leurs enfants partis travailler loin d’elles. Elles ne parlent toujours pas français. Les anciens militaires souffrent de leurs blessures de guerre et ressassent les histoires de leur jeunesse. Amers et nostalgiques, certains voudraient repartir au Vietnam, mais ils savent qu’il n’y a plus de place pour eux là-bas.Ils n’ont jamais manifesté, jamais rien demandé. Sans doute étaient-ils trop fiers pour se plaindre. Alors tout le monde les a oubliés. « L’Etat ne gère que l’urgence, ne réagit que lorsqu’il y a le feu », avoue un haut fonctionnaire qui a essayé de s’occuper du dossier il y a quelques années. « Si les Harkis ont obtenu quelques compensations, même si elles sont bien maigres, c’est parce que la deuxième génération s’est révoltée. Les Vietnamiens n’ont jamais élevé la voix, ils n’ont rien eu. »Jusqu’en 1981, le camp était sous tutelle directe de l’Etat. D’abord rattaché au ministère des Affaires étrangères, il a ensuite été administré par huit ministères successifs, chacun se renvoyant la balle. D’année en année, la subvention allouée à la commune de Sainte-Livrade pour l’entretien du camp s’est amenuisée. Puis, en 1981, la mairie a décidé d’acheter le camp, surtout intéressée par les huit hectares de terrain constructibles.


Les vérandas en tôles ondulées

L’ancien maire, à la tête du village pendant près d’un demi-siècle, avait réussi à s’accommoder sans mal de cette population docile et discrète. Un habitant du camp témoigne : « Il venait faire un tour dans le camp avant les élections, faisait quelques promesses, au besoin menaçait de raser le camp et de jeter les gens dehors et tout le monde votait pour lui. Il y avait même des cars qui venaient chercher les gens pour les emmener voter. »Aujourd’hui la nouvelle municipalité est mal à l’aise. Il lui est difficile de continuer à faire comme si de rien n’était et d’attendre la mort des derniers rapatriés pour que le problème se règle de lui-même. Deux associations nouvellement créées sont venues mettre un petit grain de sable dans la machine. Elles ont écrit au Premier ministre, au responsable de la Mission interministérielle aux rapatriés, à différents élus. Elles souhaitent que le camp soit réhabilité et ses habitants traités comme tous les autres rapatriés. La mairie leur emboîte donc le pas et demande également que l’Etat prenne enfin ses responsabilités.Mais les derniers habitants du camp en ont assez des promesses. Ils sont devenus fatalistes. Or, les derniers événements leur donnent raison. A la demande du Premier Ministre, un député du Lot-et-Garonne, Michel Diefenbacher, vient de rédiger un rapport intitulé : « Parachever l’effort de solidarité nationale envers les rapatriés ». Sur 53 pages, cinq lignes seulement concernent les rapatriés d’Indochine, pour souligner que leur « intégration sociale et professionnelle constitue une remarquable réussite. »

Emmanuelle Braz

(*) Les noms ont été changés à la demande des personnes rencontrées.